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« A quinze ans j’embrassais les arbres. Je devenais alors un arbre au printemps, couvert de bourgeons pelucheux ; mes racines plongeaient dans l’humus ; un oiseau chantait sur mes branches »
-La blancheur condamnée – Roman 1936. inédit-
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En attendant les évènements futurs, nous vous invitons ci-dessous à une promenade dans les Abrets en compagnie de Louis Franchon. Les citations en italique, sauf mention contraire, proviennent de » Terres Froides « . Le sigle (…>) désigne un paragraphe différent. Nous constaterons que la description qu’il fait de son village demeure aujourd’hui encore très fidèle.
En Flânant aux Abrets avec Louis Franchon

La Fontaine
La fontaine, très blanche, porte une statue très nue. Un fil conducteur d’électricité jusqu’au bras brandissant un flambeau de civilisation accentue plaisamment la colonne vertébrale, le creux des reins.
La fontaine actuelle, remplaçant l’ancienne plus ordinaire, à été érigée en 1913, sur la volonté du maire, le pharmacien Philippe Barrier et sur un projet de l’architecte François Rostagnat de Lyon et du sculpteur Elie Descôtes – Genon des Abrets, en hommage à l’électricité, dont parmi les premières, s’était parée la ville des Abrets. Lors de l’inauguration le 28 septembre 1913, en présence du sous-préfet et des autorités, le curé des Abrets, l’abbé Rey fit scandale devant la nudité de la Fée électricité. Si la fontaine à changé maintes fois de place, tout en restant sur la place de la République appelée communément » la Croisée », ainsi qu’il fut convenu alors, elle n’a jamais tourné ses fesses de marbre en direction du clocher. Souvent malmené ces dernières années, le monument a enfin retrouvé sa vocation avec la remise en eau de la fontaine. La sculpture, bonne fée, emblème majeur du village, a bénéficié d’un profond nettoyage bienfaiteur qui lui a rendu tout son lustre. Un magnifique terreplein richement fleuri habille désormais ce monument légendaire.

La maison du philosophe
Le philosophe résolut de faire son cœur pur comme celui de l’enfant qui ne connut point le scandale. Il se rappelait un coin de nature tranquille, dans une forêt de châtaigniers : aux Abrets, aux confins de Bellevue ; le pré descend, se rétrécit entre les buissons, finit en sentier sous les taillis, au flanc de la colline penchée sur la Loue ; on devine, à des peupliers, que le Rhône passe, là-bas, au pied des montagnes bleues. (…>) Franchon : « Vous leur prêtez une âme, aux arbres. » Philosophe : » Et près de ma maison, ce platane… » Franchon : « celui de Valéry, le lépreux aux squasmes tombant de ses jambes… »
Le philosophe était un ancien enseignant frappé déjà par le burn-out, il s’était installé tout au bout du plateau de Bellevue, en un lieu absolument sauvage et désolé, en une maison fraîchement bâtie, menant ainsi une vie d’ermite que l’on venait tout de même consulter régulièrement. De la maison initiale, subsistent seulement ce cabanon fortement restauré dans les années 1990, un pan de mur, quelques marches prises dans le talus et le fameux platane.

Le chemin du Beurrier
C’est quand on revient de chez le philosophe, avant le Beurrier, sur le chemin qui monte de la Loue vers les Abrets. On passe tour à tour : – la dalle où franchir le ruisseau ; – le vert jeune des Joncs poussés drus sur les bords de l’étang ; – les coteaux cendrés de broussailles brûlées ; -le tournant mangé par les herbes et les genêts ; – le pont : pierres lissées au milieu, rouillées sur les bords par les tombées de la balustrade en gros fer pailleté par la fumée ; – un champ, plus terreux que verdi, en pente faible, juste assez pour couper en biais une meule, droite, paille délavée autour d’une perche noircie. Et : le village.
Il s’agit ici du chemin qui relie le hameau du Beurrier à la route de la Bruyère. Tout en bas, l’étang qu’alimentait La Loue* fait aujourd’hui le lit de la station d’épuration que bordent les mêmes joncs. Le chemin et le pont de chemin de fer, le « pont de La Loue », sont inchangés et correspondent tout à fait à la description qu’en a faite Louis Franchon. De nombreux promeneurs l’empruntent chaque jour ainsi que les Pèlerins de Compostelle dont la route passe là.
*La Loue prenait sa source dans l’étang de Ceyrins à Fitilieu et serpentait en lieu et place de la voie ferrée jusqu’auprès du parc Bisso où une écluse réglait son débit afin d’alimenter les deux scieries situées plus bas sur la route de la Bruyère et terminait sa course dans l’étang de La Loue. L’étang de Ceyrins a été asséché, drainé, et a donc complètement disparu tout comme La Loue qui n’est plus qu’un ruissellement d’eaux pluviales.

Le Château du Colombier
Le chemin du Beurrier est tout chantant d’un ruisseau qui dégringole de pierre en pierre. Au bas, quelques maisons groupées sous la tutelle du château Novel : il lui manque des remparts et des fossés pour que le paysage soit tout à fait médiéval.
Avec le Château du Perret ( 1540 ) et la Maison Mareschal ( 1647 ), le Colombier figure parmi les plus vieilles bâtisses des Abrets. Construit vers 1640 par le Comte de Beaumont-Cara, Seigneur des Abrets, il fut rapidement vendu à Modeste Novel venu se marier ici. Il est aujourd’ hui propriété des Barons Angleys, descendants de la famille Novel. Un petit ruisseau sans nom, comme jailli des entrailles des parcs du château, cascadait au bas du chemin de Doutan et sautillait joyeusement le long de celui du Beurrier jusqu’à se perdre qui sait où. Si le ruisseau a disparu sous les drainages lors de la construction du lotissement, la cascade, que récoltaient dès lors les eaux pluviales, s’est tarie il y a quelques années seulement.

La grille et le parc du château
Ce soir à tombée de nuit, ou demain au plus fort de la chaleur, il fera bon se promener dans le parc du château. Chemin privé ? Je sais, l’écriteau est visible. Mais on saura m’excuser, si on me surprend. Ne suis-je pas un étranger, presque ? Et un monsieur de la ville !… Déception : le parc du château est inabordable : non plus chemin privé mais route barrée. Une grille l’enferme ; les plantes poussent déjà entre les mailles ; les propriétaires n’admettent plus qu’on leur dérobe la fraîcheur des ombrages. Hostilité. Je suis allé plus loin. Le soleil crépitait sur un tas d’herbes jaunes.(…>) Sous le flanc du talus, près d’une citerne, je m’allonge et je suis porté comme par un bateau solitaire sur l’océan… (Les amants secrets – 1937. inédit)
Les châteaux, autrefois, ouvraient leur parc au public qui venait là méditer ou chercher un peu de fraîcheur sous les marronniers. Les lieux sont restés les mêmes.

L’usine de soierie Giraud
Donc, Andrée et Jean sont mariés. Ils habitent, à l’usine, dans le bâtiment de l’administration. Il y a, pour Andrée un petit jardin qu’elle plantera de fleurs. Déjà des rosiers et des chèvrefeuilles grimpent à la grille. (…>) Il travaillera dans l’usine où peinèrent ses parents. Ils sont, dans la famille, depuis des générations, voués au travail délicat de la soie.
C’est là un des bâtiments subsistants de l’usine Giraud ou parfois appelée Charlin, du nom de son directeur. Il est aujourd’hui occupé par plusieurs logements, et il est vrai que l’appartement du rez-de-chaussée est égayé par un jardin.

La Soie
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Jean a quitté l’école et Grenoble… Il est à l’usine où travaillèrent ses parents. Ses yeux voient les mêmes aspects de l’atelier au travail, bruyant de coups et de ronflements : les navettes glissent et se coincent au bout de leur course, un choc les libère et les projette à l’autre extrémité, à travers les fils soulevés ; les jointures des courroies claquent sur les poulies ; la pièce s’enroule au rythme des battements… La soie, c’est joli. Les écheveaux, en tournant, étirent des clartés. Les roquets dansent sur les roues de buis poli. Les canettes ronronnent. Les ourdissoirs se tendent de couleurs tendres.
La soie, le tissage, sont les éléments essentiels du patrimoine abrésien. La ville, en effet, est une cité ouvrière depuis plus de 3 siècles : elle était déjà un pôle de tisserands où le chanvre avait une grande place. Louis Franchon, dont le père était responsable de production d’un atelier de l’usine Giraud, montre ici sa connaissance et son affection pour le travail de la soie. Lui – même y travailla durant quelque été, sa mère, comme beaucoup d’abrésiennes, en même temps que les tâches ménagères, faisait fonctionner un métier à tisser à la maison. En effet, les Abrets vivait au rythme du tissage et de la soie. Louis Franchon, parmi ses réalisations, composait des cartons aux motifs originaux pour l’impression sur étoffe. Aux Abrets, la fête de la soie était un évènement important qui réunissait chaque année les autorités les plus notables du département ainsi qu’une nombreuse population venue admirer le défilé en costumes d’époque, chaises à porteurs et carrosses, et assister à l’élection de la Reine de la soie.
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Les maisons ouvrières
On a bâti des maisons ouvrières dans le pré de M. Louis. A peine arrivés, les Français accrochent aux murs des agrandissements photographiques…(…>) Les Italiens laissent les parois blanches. Un clou pour la guitare. Sur les lits des couvertures de cheval (les Français ont la laine, les piqués, le couvre-pied, l’édredon…(…>) Les Arméniens couchent par terre. Ils se nourrissent de laitage et de légumes crus…
Ce sont là les premières maisons ouvrières bâties aux Abrets pour les soieries Giraud, au quartier aujourd’hui appelé Belanger-Sud. Au loin, se dresse l’immeuble dit de la Sauvegarde qui permettait à plus de 300 ouvrières et ouvriers de se loger décemment. Les maisons ont été réhabilitées il y a quelques années et sont devenues de florissants pavillons.

Le pressoir d’huile Chambatty
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Chez Chambatty, au pressoir d’huile, une vache tourne en rond, tire la meule qui roule dans un bassin poli ; le racloir assemble les noyaux sur son chemin ; elle les écrase avec un crépitement doux comme un bruit d’ailes d’abeilles. Quelqu’un jette au feu, sous le chaudron de vieux cuivre, une bûche qui fait crouler les braises. Un instant la flamme s’élève, illumine le mystère des coins éloignés et du pressoir trapu. On goûte le « trouillon ». Les enfants en dérobent des morceaux que, le lendemain, ils montreront à l’école et grignoteront parcimonieusement.
Le moulin Chambatty était un pressoir d’huile artisanal qui permettait aux quelques possesseurs d’un ou deux noyers d’obtenir ainsi leur consommation personnelle d’huile de noix. Mais en général, Chambatty achetait les noix à Romagnieu et au marché de pont de beauvoisin, puisque aux Abrets, ville de tisserands, la noix y était rare. Il presssait également noisettes, colza et tournesol. Plusieurs générations s’y sont succédées jusqu’à sa fermeture définitive en 1987.

L’église
L’église est abaissée et large à la base comme une poule au nid. Le perron ne fait que réparer une dénivellation dans le sens de la largeur. Les marches, dégagées sur la gauche, attaquent la terre à droite. Le câble du paratonnerre descend apparemement. D’un côté : la cure, son haut portail, ses tilleuls. De l’autre : les Halles. Autrefois on y abritait les veaux. A l’intérieur : pas de statute miraculeuse, pas de scintillement, une odeur discrète sur la froideur des murs blanchis et des piliers ronds. On y prie sans ardeur et sans humilité. Il y fait trop clair pour que l’âme s’exalte ou se recueille. Mais le dimanche, au prône, s’élève la voix du prêtre qui dénonce vigoureusement, et souvent avec raison, les scandales les plus flagrants. (…>) L’office est terminé. Le porche, comme une figue mûre laisse couler des grains par une fissure, dégorge les fidèles. Sur les marches traîne du noir, sautille du mauve, bondit du rouge. Ce sont les vieilles courbées, les veuves trottinantes, les jeunes filles qui sourient à la lumière.
L’église a été bâtie en 1840 en lieu et place d’une plus petite et moyenâgeuse, en vérité une chapelle, construite par les Templiers , que bordaient le cimetière et une halle qui fut incendiée par les résistants en 1944 : un commerçant voisin, taxé d’intelligence avec l’occupant, y entreposait son matériel. Si le cimetière fut déplacé lors de l’édification de l’ouvrage, les deux cryptes de la famille Mareschal et celle des Novel ont été préservées et se situent sous l’église.

L’ Aluminium
Plus loin que l’église, on travaille l’aluminium ; c’est salisssant, les tourneurs sont barbouillés de noir ; c’est malsain, il faut boire du lait.
L’usine Bourgeat, créée au lendemain de la première guerre mondiale est l’un des fleurons de l’industrie abrésienne. Dans le folklore, « la Chanson des Casseroles » tirée de la revue musicale « Derrière la Croisée » de René Guillaud où Franchon peignit les décors, reste célèbre. De nos jours, l’inox a supplanté l’aluminium.

La nature
» Je dois envoyer des plantes médicinales à Paris. Je les connais toutes. Ne me demandez pas où je les trouve. Une supposition : je vous dis que je ramasse de l’arnica dans le chemin du Beurrier, vous en vendez au pharmacien : exercice illégal de la médecine, en prison. Moi je suis malin, je les envoie à Paris. Tout à l’heure, quand j’aurai ciré le salon du maire, j’irai cueillir de la bardane. C’est un bon dépuratif. On me la paie un franc la livre… » (…>) Franchon écrit. Nous le laissons, bien entendu, à ses pages blanches encore. Il a décrit cela trop souvent pour s’y intéresser. Il est trop familier de dissection de la nature pour consentir à la laisser vivre sans l’étudier…
Franchon était un observateur attentif et amoureux de la nature. Il en discernait les secrets et les mystères et connaissait parfaitement, en effet, les nombreuses plantes de nos régions ainsi que leurs vertus. Celles qu’il cite ici, poussent encore de nos jours le long des chemins ou à l’orée des bois de la campagne abrésienne.

Les souvenirs…
Au jardin, les tomates attardées éclatent sous la pluie ; après l’averse, ils iront les cueillir, ils les auront saignantes dans la main ; les dernières fraises fardent une bordure. Dans le fond, les groseillers et les cassis sont dépouillés de leur arôme. On a fait de leurs fruits, liqueur. Sur le rayon haut du placard, il y en a, flacons rouges ou noirs, parmi les sachets de fleurs à infusion : le tilleul miellé, le tissage ou soleils, la bourrache bleu tendre. Les soirs d’hiver (la paille mûrit le parfum des fruits conservés) on est auprès du feu, l’eau bout, on y jette une pincée de ces fleurs sèches, elles gonflent, souples, fermes comme une chair caressée, écloses une seconde fois. Ainsi les souvenirs…
C’est ainsi que s’achève notre promenade en suivant Franchon dans ses pérégrinations de « Terres Froides ». Décrivant son village, il en a pétri la quintessence : le paysage qu’il nous raconte est exactement celui que nous connaissons, que nous voyons quotidiennement sans bien souvent en percevoir ainsi clairement le tréfonds, l’âme, qu’il a si bien restitués. Jusqu’aux personnages rencontrés au long de son récit qui nous semblent si familiers, vraiment…
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